Mal incurable

   « Dans les caves des villes que nous traversions, nous entendions des plaintes et des gémissements venant du dessous, mais nous n’osions pas descendre, de peur de découvrir quelque horreur . Nous préférions poursuivre notre marche à travers les rues désertes des centres-villes dévastés et des faubourgs incendiés… Les monuments bombardés offraient leurs carcasses fragmentées aux réfugiés hagards. Nous ne reconnaissions rien. Des obusiers obstinés avaient décidé de tout détruire. Leur tâche accomplie, ils s’étaient retirés sans attendre et sans laisser d’adresse, sans scrupules ni regrets, les infâmes, même pas honteux. Puis l’aviation avait fini le travail avec un tapis de bombes qui souffla les rares constructions encore debout. L’anéantissement était complet. La cité était rasée de près, c’était sûr ! Rien n’allait repousser, se disait-on. Propriétaires de ruines, qu’ils étaient, les habitants, et de gravats. Le présent était désespérant, mais l’avenir s’annonçait radieux pour les architectes, les plombiers et les maçons. Ils n’avaient plus qu’à tout nettoyer et à rebâtir à zéro. Du travail, ils n’allaient pas en manquer :  il leur faudrait même sans doute l’aide d’un peuple ami. Ceux de l’au-delà de la mer allaient affluer par bateaux entiers pour participer à la Grande Restauration. Comme ils étaient miséreux et pas gourmands, on les paierait des nèfles. La vie serait belle. Ceux qui prétendaient le contraire étaient de fieffés battus d’avance, des saboteurs de moral, des dégonflés, des défaitistes :  le poteau, qu’ils méritaient, les saligauds ! Une salve dans le poitrail, un point c’était tout ! »

   Il sauvegarda le fichier et éteignit l’ordinateur. Il suffoquait : c’étaient des souvenirs pénibles, angoissants,  insupportables vraiment : il valait mieux les oublier vite.

    Le soir même, il s’abandonna lâchement à une beuverie débridée avec des acolytes de basse extraction dont il ne partageait ni les valeurs ni la posture, mais cela lui permit d’effacer ce passé qui l’obsédait. C’était aussi un bon moyen de nettoyer l’âme de ses toxines morales.

   Au milieu de la nuit, il exultait dans le délire, à poil, sous les étoiles, avec des étincelles dans le corps, en équilibre avec les anges sur un fil invisible, suspendu au-dessus d’un abîme qu’il était le seul à voir. Un faux mouvement et ce serait la chute dans un gouffre noir, gluant, indescriptible, terrifiant. Mais il se rappela qu’il avait la tête ceinte d’une couronne de fleurs de cristal et de pétales de lave : le talisman !

    Pour briser l’inouï train-train de la vie de bohème d’un vieux guerrier, rien de tel qu’un acte surréaliste ! Toucher les galaxies en tendant la main vers la voûte ! Laisser le palpeur de vent, juste sorti des entrailles de la déesse, mettre son doigt d’onyx dans la narine bien enflée du traumatisé ! Se vivre comme  d’un autre monde, rescapé ou tout comme.

   Imaginer l’innommable renaissance, si inattendue, si inespérée qu’on n’oserait pas la raconter. Inénarrable onirisme de fond.

   Mais vint le matin et son flot de signes… Le vortex obligatoire… Le tunnel vers plus loin… La réalité pleine de pas de surprises du tout… Le présent tyrannique fit des ronds dans l’eau de ses rêves et dans la boue de ses cauchemars, des trous dans ses espoirs…

   Lui, comme tous les autres, assistait, impuissant et médusé, à une courbure de l’espace-temps pour des considérations d’un autre âge. C’était comme si les pensées étaient asservies à un ordre supérieur contre lequel il est impossible de lutter autrement que par les outils critiques remis au cours des décennies par les formateurs, professeurs, détourneurs de sens, bidouilleurs de système, éventreurs de théorie et autre charlatans de la sémiotique restreinte. Outils bien inefficaces, ma foi ! Il suffisait de regarder le monde comme il dérivait…

   Une catastrophe molle, cet abandon des valeurs d’autrefois, de l’ancienne philosophie au profit de ce qu’on pourrait appeler la nouvelle genèse, la pensée unique…. On se laissait aller à des penchants hédonistes sans vraiment plus se soucier d’autrui, en se laissant vivre au gré des campagnes de publicité, vagues d’un tsunami qui noyait la conscience sous des tonnes de boue émolliente…

   Ce qui les guettait, c’était la peste masquée, ce fléau tapi dans l’ombre des salles des cartes, dans la moiteur des officines géopolitiques, dans la puanteur des laboratoires stratégiques. C’était le retour de la geste éternelle, la guerre du troisième millénaire, l’atrocité majeure…

    Ils n’allaient pas en sortir indemnes du tout, les modernes ! Une opération prévue de longue date par des vicieux qui l’avaient minutieusement préparée, cette étripade internationale, cette roustée planétaire… Ils l’avaient bien mitonnée, cette guerre, à coups d’industrie des armes et bagages… Ils en avaient fait un explose-trogne de précision, un écrase-mioches de grande portée, un brise-monde apocalyptique. D’abord, ils s’étaient passablement entraînés à petite échelle dans différentes régions des deux hémisphères;  et puis, ils avaient créé des jeux de combats virtuels, afin d’habituer les mouflets à la violence ambiante,  de normaliser l’étripaillerie, de banaliser le potlatch meurtrier… Il suffisait d’actionner une manette et d’appuyer sur un bouton et l’autre en face… déconstruit, pulvéradié, nullifié… Sans délai ni cérémonie. Un feu d’artifice des plus esthétiques, d’un geste, gerbes de couleurs et grand nettoyage à sec dans l’au-delà de l’écran. Qu’importe ces bipèdes cloportes, ces villes de maquette, ces écoles de théâtre des opérations, ces faux hôpitaux… De son avion de chasse, l’éphèbe aimera neutraliser à distance, sans état d’âme, le rire aux dents, candide, bien fier de lui et de son action d’éclat qui lui rapportera des points négociables. La guerre est un jeu qui peut rapporter gros…

   Une guerre ne s’improvise pas, elle se prépare de longue haleine. Il ne faut pas précipiter les choses. Pour refaire la guerre, il faut bien quatre générations : il faut que les gens aient oublié le sang, que les citoyens n’aient plus en tête le souvenir des hécatombes, que la terreur de l’atroce s’efface, que s’estompe dans la mémoire collective la vision des grands cimetières sous la lune, que pourrissent les croix de bois dans le vent de l’histoire et sous la pluie solaire des commémorations.

   Voilà ce que se disaient en s’empiffrant de meringue et de caviar, les potentats d’Occident, dans leur palais tout illuminés, pendant les sommets internationaux, en se grattant d’une main et en s’épongeant de l’autre, en comparant leurs trésors. C’est que, pour une belle conflagration mondiale, il ne faut pas regarder à la dépense. Il faut prélever l’impôt, distraire le peuple et l’inciter à creuser un abri de jardin en béton armé et à le remplir de boîtes de conserve pour se prémunir des effets primaires et secondaires de la déchireuse à noyaux.

   La grande voix disait : « Tout va bien. La guerre aura bien lieu, mais un peu plus tard. Soyez rassurés. Nous contrôlons la situation. Vous pouvez vous remettre la tête dans le sable. »

    Jean-Jacques Brouard