La société qui est la nôtre – mondiale et régie par le marché – se caractérise par son matérialisme outrancier : tout y incite à acheter, accumuler, construire, restaurer, consommer. Le citoyen lambda d’aujourd’hui se trouve, par la force des déterminismes économiques qui le contraignent, confronté, à un moment où à un autre de son existence, au problème du bricolage.
Il est toujours extrêmement aisé de faire les choses par soi-même sans trop de mesure ou sans trop de précaution en se disant « On verra bien après… On rebouchera… On réparera. » ; mais cela n’est pas sans conséquences : d’abord, cela prend plus de temps que prévu ; ensuite, cela augmente les coûts de la réalisation totale ; enfin, on n’est jamais certain de pouvoir obtenir au final l’apparence et la qualité initiale. De tout cela, il faut être conscient et répondre. Souvent, l’expérience enseigne que tout casser pour refaire à neuf n’est pas toujours la meilleure des solutions, mais aussi que casser un peu au passage par manque de vigilance pour rafistoler après n’est jamais la bonne solution pour les trois raisons invoquées plus haut.
Il y a beaucoup à dire sur l’expérience du travail sur la matière, la confrontation au matériau. Transfiguré par la révélation prométhéenne, l’homme est devenu ce transformateur de matière, ce fabricant d’objets, cet artefacteur destructeur des milieux naturels. Le bricolage participe de ce saccage de la nature, d’autant qu’il est le produit d’une véritable industrie. Et puis, le travail de la matière est, pour un homme d’esprit, source de frustration, d’agacement, de soucis en tout genre. En effet, la matière est rétive, souvent imprévisible, difficile à travailler, pas toujours malléable, modulable : soit elle résiste par sa cohésion, soit elle s’effrite, soit elle se déforme… Il y faut, dans cet acte de transformation, de modelage, de la force et de l’exactitude, mais aussi quelque chose qui ressemble à l’acharnement et à l’abnégation… Pourtant, même avec ses qualités préalables, rien n’est gagné : la matière ne se plie pas à nos exigences. D’aucuns y voient alors un défi à relever, la satisfaction du travail bien fait; d’autres un asservissement, une allégeance au matérialisme dogmatique.
Ce n’est peut-être pas un hasard si, sous l’Ancien Régime, les aristocrates méprisaient le travail manuel et le laissaient à d’autres : c’est que le travail manuel est – quoi qu’on en dise – tout de même plus proche de l’animalité que de la spiritualité. Beaucoup d’animaux construisent, modifient la matière ; aucun – jusqu’à plus ample informé – ne produit d’ouvrage de la pensée. C’est par la création intellectuelle que l’homme se distingue de la fourmi, du castor ou du chimpanzé.
En aucun cas il ne faudrait en conclure que le travailleur manuel est un animal – ce serait un crime contre la rationalité humaniste et une inconcevable absurdité ! -, mais il n’est pas tolérable non plus qu’on anathématise – comme on le fait trop souvent – l’intellectuel au nom d’un impératif métaphysique absurde qui serait que l’homme, étant faber, il doit bricoler : il est aussi sapiens, que diable ! Bricoler, moi ? Comme Herman Melville faisait dire à Bartleby : « Je préférerais ne pas… ».
© André-Pierre Meunier, Y a-t-il matière à… ? Les chausse-trapes du matérialisme – Ed. Elodie Brisé – 2008
(Publié avec l’autorisation de l’auteur)