POESIE

Culte occulte

   Dans la lymphe pâle et ensanglantée qui coulait doucement de la lune au sein d’une nuit glacée que la plupart des bourgeois assis avaient fuie pour se réfugier dans la moiteur douillette de leur logis, les arbres oscillaient sous les rafales régulières du vent de la mer… Les longues et larges allées du parc obscurcies par le passage de gros nuages noirs qui occultaient l’astre mort s’éclairaient des feux allumés çà et là par les miliciens chargés de la surveillance des parcs et des palais… Cette nuit-là, des odalisques nues défilèrent en silence le long des immenses parterres, leurs pieds faisant crisser les gravillons tandis qu’elles portaient en terre les cadavres des éphèbes sacrifiés au dieu caché. Couvertes de leur voile de soie bleue, elles psalmodiaient les odes sibyllines en l’honneur de ce dieu sauvage et terrible qui hante depuis des millénaires les abords du gouffre. Elles déposèrent les corps des jeunes gens près des racines de l’arbre des fleuves;  et l’on dit aujourd’hui que leur sang féconda les vallées jusqu’au grand océan ; et l’on dit que leurs membres furent les frondaisons des grandes forêts de l’Ouest ;  et l’on dit que leurs yeux errent encore dans les lieux obscurs des labyrinthes de pierre entre les deux déserts du Nord.

   De ténébreux témoins prétendirent que peu avant l’aube, cette nuit-là, une grosse limousine noire vint chercher la prêtresse du culte sacré pour la conduire en secret au haut-château du Prince : on la vit quitter sa tanière sacrée, vêtue d’une longue cape mauve, sa grande chevelure rouge enveloppée dans un voile de fils d’or.

   Quand la voiture avança doucement le long de la voie centrale du parc, les sept chiens d’Hécate la suivaient en silence, comme s’ils avaient glissé sur des rubans de brume.

   A l’approche de l’aube, les lourds piliers de marbre commencèrent à se dissoudre et le temple disparut pour ne laisser place qu’à une prairie et un petit lac. A peine entendait-on, dans les lointains, l’écho des aboiements des chiens perdus dans les landes et le hurlement d’un agneau.

   Le haut-château apparut alors resplendissant dans les premiers rayons du soleil d’été et les mille reflets jaillissant des vitres de cristal parurent dissiper la brume. Bientôt la forêt se mit à bruire des fébrilités animales et de l’ardeur des plantes. Puis, le galop d’un cheval s’amplifia jusqu’à devenir aussi assourdissant qu’un orage : c’était le Prince qui passait au galop dans les gorges. Le prestigieux cavalier n’était pas seul sur son noir coursier : la vestale était blotti contre son ventre, les bras noués autour de sa taille : on dit qu’elle lui soufflait dans l’oreille des poèmes d’amour. Nul doute que le siècle allait être faste !

   Cependant, en proie au harcèlement des mots dans son repaire, le poète évitait d’écouter les plaintes du grand singe enfermé en lui… en agitant sa grande plume ensanglantée, il essayait d’éventer les effluves nauséabonds d’un borborygme malheureux, l’âpre acreté d’un pet rebelle, le crissement d’un scorpion assassin…

   La distraction créa une zébrure oblique, une rature informe au milieu du manuscrit. Mais nul ne lui en aurait tenu rigueur, lui qui avait si souvent enflammé le cœur des courtisans et des auditeurs libres, chez le contre-gouverneur, lui qui savait émouvoir les femmes des tortionnaires, faire pleurer les cyborgs et faire disjoncter les mécanismes électriques des robots serveurs….

   Il y avait aussi moi dans l’espace de la fiction, détenteur d’une fonction opposante limitée mais redoutable : un grain de sable dans la machine, un grain infime, mais propre à briser les dents du monstre quand celui-ci infligeait sa puissante morsure aux chairs tendres des enfants mous[1]… Je sentais bien que j’étais, pour une raison qui demeurait mystérieuse, une bombe à retardement : j’étais l’envoyé du méta-Pape et je devais nuire au Prince… sans savoir ni quand ni comment : l’ordre viendrait inopinément.

   On pourrait songer, à ce stade de la narration, à la réminiscence d’un sage chinois qui aurait marqué l’enfance du héros, mais le souvenir qu’il en avait n’aurait pas suffi à nourrir son inspiration qui, d’ailleurs, se faisait moins vivace, les années passant… Le poète écrivait sans sauvegarde, dangereusement. Et, pour reconstituer la genèse de son oeuvre, les biographes-fouineurs auraient dû chercher du côté de la philosophie grecque : c’était là, en effet, que gisait une mine inépuisable de modèles et d’archétypes nourriciers pour le barde. Plusieurs hypothèses se seraient fait jour au cours d’enquêtes réalisées par les purs esprits du haut-vestibule… Aucune pourtant ne fut, ne sera ni ne serait validée… On resta, reste, restera dans l’ignorance, jusqu’à l’arrivée du Révélateur …

   C’est justement ici que l’on décèle l’influence circonstancielle d’une trame cinématographique récemment prise en compte à partir d’un projet de création télévisuelle… Une pseudo-fiction inductrice…

   Pourtant, la nuit même, le rêve de la prêtresse nue déambulant entre les bosquets d’ifs revint hanter le poète et troubler son sommeil créateur. Il fallait qu’il exprimât cette crainte d’une infiltration ou d’une exfiltration des autres… La convulsion onirique devait bien correspondre à une réalité, celle de la main mise croissante du Culte Clandestin de la Cabale  (le fameux CCC) sur les rouages de l’état en vue de l’établissement d’une théocratie fanatique…

   Le Prince, trop fasciné par l’exquise volupté de la découverte du corps de son amante encore vierge, n’en savait rien.

   Le narrateur non plus. Et moi, je ne suis que le rêveur…

                                                          Jehanusacques d’Harschmüll

[1] On appelle « enfants mous » les progénitures dépourvues de carapace extérieure et qui, donc, n’ont fait l’objet d’aucune intervention bionique ni de manipulations génétiques.

Belle erre

Expansion des faiblesses sur le glacis des palabres
Les lames de jade sur des planètes oubliées et cristallisées
Les singes mélodieux entrent dans l’Histoire par des soupiraux défoncés dans les murailles
Rumeur des ports de combat quand les marins tanguent
Allant grand-erre de Strasbourg à Recouvrance
Les croiseurs du passé hanteront encore longtemps ma base marine
Brest des nuages Brest des ponts Brest des canonnades Brest suspendu
La salaison du poisson se fait toujours dans les courants d’air frais
Au tournant des bordels grillagés où les poules caquètent pour deux balles
La modernité aura beau nous mordre le bulbe rachidien
Le passé aura toujours le goût du vrai dans les entrailles de nos songes
Etoiles immenses et les feuilles à la volée sur les falaises de gypse
Larmes de sirènes échevelées fouettées jusqu’au sang par des barbares drogués à l’estime
Catalepsie voulue par les bêtes vouées au mal
Le néant est un astre fou lancé à toute allure vers le corps de la déesse
Et son sexe de louve abrutie par les notes
Cordes à pendre des sourds
Tu iras là où je te maudis le plus
Afin que les livres s’embrasent d’eux-mêmes sans qu’ils soient jamais forcés de le faire
Un docteur un peu sorcier féru d’académie et de maisons d’arrêt sur images entrait dans les rideaux à la vitesse d’une plume dans la tempête d’équinoxe
Les étraves enflées des trirèmes métalliques et volantes emplirent soudain le cube colossal d’une inexprimable conception
La magie du verbe rendit l’univers totalement abordable
On put le résumer en quelques gestes nobles
Avec des sabres au bout des neurones et des haches en guise de pinceaux
Le corps galbé de la violoniste engagée dans son dire
L’archet sous-tendu de grand amour et le sein gonflé de lait sonore
Des fleurs aussi surgiront dans mon antre
Et les formes éclatantes de lumière muette exprimeront
L’exultation des muses
L’exaltation des masses
L’exhortation des moches à changer d’aspect
L’extirpation du lucre
Commerce de trafiquants au fond des darses noires
L’exfiltration des cœurs purs vers l’ailleurs
L’extase enfin
Pour rien
Mugissement du navire
Cris des promontoires
Vent fort mer grosse
Et les mots au grand large
Comme des nuées d’albatros

Jean-Jacques Brouard, Graal amer, 2020

©    J.-J.B.

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Hors d’atteinte

   On a un faible pour une rebelle que le public occidental adule les soirs de brume dans des salles clandestines. L’heure est aux censures, aux arrestations, aux meurtres politiques.

   Revolvers, haches, couteaux, poisons : on tue dans les rues sombres où rôdent les dépouillés et les contre-gueulards. Des méduses volantes font régner leur loi dans les quartiers maritimes… Des marins trop confiants disparaissent au coin des rues du port, sans doute dévorés par de volumineux crustacés de synthèse qu’on entend baver sur l’estran les nuits de brouillard. La plupart des gueux sont tués au travail : on les achève à coups de séries télévisées. Le rêve met du temps à pénétrer les esprits numérisés saturés de fatigue. Pourtant, de lourdes suppositions encombrent la mémoire des acteurs sous-payés du quotidien. Ils ont le souvenir flou d’un espace blanc, d’un monde vert, d’un âge d’or, celui d’avant le sacre des empereurs du sens commun, des Sardanapales de l’industrie, des Goebbels du Mondial Monopole. Ah, le monde est corrompu !

   Ce pendant, on ne peut pas empêcher les pulsations du cosmos. Des milliards d’étoiles scintillent sur le dos d’une énorme déesse allongée sur les disques visqueux de la galaxie. Une planète gazéifiée accepte en conformité avec la coutume de se liquéfier pour la gloire du Grand Tout dans son ensemble.

   Les lacs d’ombre baignent de leurs eaux lustrales les pieds odorants d’un colosse minéral élevé à la gloire des animaux divinisés.

   Ah, la toute-puissance de la pensée !

   Moi, étendu sur le lit, nu, je m’abandonne totalement à mon imaginaire. J’exorcise mon auto-censure. J’envoie promener l’instance de contrôle. Je neutralise les agents de l’ennemi. Je sais que le sommeil va venir avec ses griffes de feu et sa gueule de gouffres, dragon libérateur, promesse de voyages, graine de révolution !

   Je suis libre, hors d’atteinte !

                                                         Jean-Jacques Brouard

   ©    J.-J.B.

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La fin d’une époque

On subit soudain de plein fouet la virtualité des chocs entre les mondes de l’interface noire. La technologie aveugle fige les consciences et paralyse l’entendement. Le rêve indirect, amené par la parole clandestine d’esprits étrangers, favorise la lutte contre l’entropique aphasie. Ainsi le silence n’aura pas lieu.
La nature ostentatoire et scandaleuse du jaillissement des paradoxes et de l’avalanche des provocations permettent la purge des circuits d’abstraction indispensable pour rendre la pensée fluide et restaurer sa puissance conceptuelle.

Le spectacle d’une forme indécise et plurielle qui s’extasie devant les élucubrations d’une sorte de bouffon absurde élu par les partisans de l’inanité fondamentale des projets sème le doute dans l’esprit de tous les gens doués de sens critique.
En proie à des désirs confus qui ne correspondent à aucune préconisation des pouvoirs centraux, ils dénoncent les agissements pervers des vendeurs de poudre aux yeux et s’abandonnent à la privation, à l’incontinence et à l’ascèse. A la bonne heure ! On en avait assez de l’abrutissement des esprits forts à coups de conditionnements marchands. Les hommes libres étaient obligés de lire les œuvres complètes des économistes corrompus, à la solde des grands groupes et ne voyaient plus les grandes plaines à l’horizon. C’est ainsi qu’on tente de faire oublier aux peuples les valeurs fondatrices d’une vraie démocratie et de repousser les catégories humaines opprimées dans les replis visqueux de la nuit et du brouillard.
Les pouvoirs pervers ont toujours tendance à broyer les cerveaux, à extirper les organes du futur et à moudre la chair dans des moulins de violence.
Les buses de l’Histoire sont toujours gorgées du sang, du pus et des sanies des assassinats, des guerres et des génocides. Haineux sont les Veilleurs qui s’enivrent de poncifs sur les tours de guet ! Haïssables sont les tyrans qui s’empiffrent de caviar, de nectar et d’ambroisie ! Ignobles sont les chasseurs de philosophes et de poètes qui attendent l’ordre de la curée pour aller traquer les esprits libres au fonds des forêts de l’art et de la littérature et se repaissent du cadavre des œuvres condamnées !
Peu à peu l’esprit étouffe sous les tapis épais du Minotaure. L’odeur putrescente des foules cupides et le remugle des cabines de contention rend l’exercice de la pureté impossible en milieu urbain.
Il faut nettoyer les écuries et brûler les palais et les temples. Nous, ombres déviantes, avons besoin de l’espace des rivages inhabités pour semer nos graines et surveiller nos plantations.
Que croyez-vous qui nous faisons pousser sur nos terres loin des villes ?
Ce sont des textes sauvages : gare à vous, puissants de ce monde, la moisson du sens sera terrible !

  Jean-Jacques Brouard
© J.-J.B.

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Lointains

Émergence des vagues rabotées par les souffles

Nos corps d’écorchés jetés pêle-mêle
Sur les pistes oubliées
Par le sable

L’Histoire a noué à jamais nos voix tremblantes

A la limite des terres submergées
Comme s’il s’agissait de rappeler la valeur des faits
De guerre

Et les déserts s’embraseront à la flamme du désir de l’ailleurs
Brûleront du feu des conquérants
Toute la harde au grand galop d’erg en reg
Le sang pour seul breuvage
Nulle eau bue

Le monde vierge n’est plus qu’un souvenir
Aujourd’hui l’univers  clos est un échiquier
En trois dimensions
Sous l’œil éternel du guetteur

Nous n’avons plus que la liberté du vent
Quand il déferle sur l’altiplano

Mais tous les grimoires ont été brûlés
Les manuscrits saccagés
Les statues brisées

L’esprit malade a tout asservi à son délire
Hanté par le spectre de sa faiblesse
Il a inventé un principe tout-puissant
Incarnation de son désir
Pantin de son fantasme

Au fond des cratères l’élixir du passé… la quintessence du savoir
Légués par nos pères et les anciens dieux sages mortels

Saupoudré du cristal de l’éphémère
Mûri à l’azur sidéral
Paupière baissée
Un étalon de braise fouette la lumière
Sur les steppes du futur

          Jean-Jacques Brouard   © J.-J. B.   

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Orgie picturale

   Le saltimbanque torturé se défait de ses oripeaux d’acier et entre en transe dans le péristyle obscur d’un temple exotique où des guerriers caparaçonnés attendent l’irruption dans l’univers réel d’un dieu imaginé par un prophète descendu des cimes. Et pourtant, rien n’est vrai, tout est factice. Ce sont les nouveaux jeux du cirque : des entités commerciales ont donné de l’or pour le potlatch. Toute une industrie a corrompu le littoral !
On note la démesure du tableau peint par un nain démoniaque dont la main énorme a déposé sur la toile les écailles de peau sèche des reptiles sacrifiés. La manipulation étrange des couleurs par le nabot visionnaire a abouti à la naissance d’un chef-d’œuvre qui serait, dit-on en haut-lieu, en mesure de révolutionner l’art moderne jusque dans les profondeurs insoupçonnées des capitales d’Occident ou d’Asie…
D’une mégalopole nordique, l’architecte nu expose sa théorie de l’urbanisme chaotique, prône l’orthodoxie du fatras, le culte de l’aléa et la liturgie de l’œuvre gratuite… – C’est Babel-One et sa splendeur baroque… – c’est du haut d’un sanctuaire des arts nobles qu’il jette son dévolu sur les cités du monde et sur la vestale aux yeux turquoise, lascive et charmante, un corps de licorne dans l’aura de Kali, la voix profonde de l’impensable. Le poète inimaginé rôde, le sexe d’encre, et soumet les odalisques aux caprices de son âme noire – les juges d’esthétique, les charognards des livres, les éventreurs des belles œuvres inconnues, les dépeceurs d’artistes anonymes, les dévoreurs de peintres maudits, tous l’envient et l’abhorrent…
Pour finir, livré au Minotaure de la modernité, le créateur, frustré dans son élan vital à cause de la lourdeur des censeurs officiels de la Nation, hurle sous les coups de massue de l’art officiel et saigne de toute sa sépia sur la virginité de nos imaginaires.
Il y aura toujours, dans l’œuvre d’art à venir, le paradoxe de l’Ancien et du Nouveau, mais l’Art sera vivant du sang des oiseaux immolés : une re-création dépourvue d’intervention, mais soumise à la tension de nos monstres intérieurs… Une ode à l’antidote de la niaiserie !                                                                                                      Sosyniod

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