La fuite dans les idées
Dans la lumière noire du songe nocturne, plongé dans les grands méandres bleus et jaunes du fleuve de l’aventure, il s’adonnait à des fantasmes outranciers sans jamais se soucier du qu’en-pensera-t-on.
Grand ami de son chat, un fin matou aussi noir que la suie des cheminées du diable, luisant comme l’anthracite, furtif comme la pluie traversière des grandes îles de l’ouest, il côtoyait les félins du rêve dans leurs escapades ténébreuses.
Bercé par les ondulations caressantes de la Suite n°1 pour violoncelle de Bach, il trouvait les sources d’une inspiration profonde dans les failles du tréfonds de son inconscient. Les pages qui s’ensuivaient se déroulaient comme les parchemins d’un texte sacré que des lecteurs intronisés venaient déchiffrer au crépuscule sur le lutrin de jaspe d’un promontoire antique qui dominait une plaine inondée. L’entrée du labyrinthe n’était pas gratuite : les avares n’en sortaient jamais.
Son égérie, une jeune fille nubile aux longs cheveux noirs, allait et venait dans un jardin aux arbres si vénérables que leurs racines patinées par les sandales des fidèles plongeaient en torsades compliquées dans les chairs d’une poésie chtonienne, ancestrale et lustrale.
Beaucoup veillaient tard. Les souffles de la nuit parvenaient à travers une brume de textes flottant dans l’air du temps… Des yeux séduisants volaient dans un ciel mauve qu’illuminaient parfois les queues en spirale des galaxies les plus proches. Les étoiles composaient des signes mystérieux…
Il était le Grand Maître du sens occulte. Son rempart était la solitude. Le contexte social et politique l’importunait : il préférait s’isoler dans la quête d’un Graal intérieur, retiré du monde futile, refusant les sortilèges de l’apparence et les faux-semblants de la modernité… Peu à peu, détaché des choses de ce monde, enfermé dans ce manoir qui était un palais, il en arriva à éprouver de l’amour pour l’abstraction pure.
Le temps fut celui d’une longue ascèse. Enfin, un jour, il rencontra un être qui était cette abstraction, l’incarnation d’une beauté idéale et il éprouva pour elle un amour platonique, voire platonicien. Après cette rencontre, que pouvait-il y avoir d’autre ? Elle était l’alpha et l’oméga. Il vécut auprès d’elle des moments indicibles, des instants éternels, des secondes extatiques.
Au fil des mois et des années, le plaisir de partager sa vie avec elle céda à la crainte de la perdre. Il se mit à souffrir de ne plus pouvoir se concentrer sur le présent. Aspiré par un futur funeste, il sombrait dans une tristesse exténuante. Seule la perspective d’un éternel retour pouvait le sauver du désespoir. Elle allait mourir un jour et dès lors ils allaient revivre leur voluptueuse union. Mais l’attente de la tragédie prévisible sans qu’il pût savoir quand elle se produirait devint insupportable. Il fallait donc la faire mourir sans tarder pour mettre fin au martyre. Un soir d’orage, il la tua d’un coup de poignard et l’ensevelit dans le caveau du domaine. Comme il revenait vers le bâtiment central du château, la foudre s’abattit sur lui et il s’embrasa dans la tourmente. Les vents dispersèrent ses cendres et il disparut du monde.
Quelques années plus tard, la fondation chargée de la gestion de son œuvre obtint des autorités la permission de faire l’inventaire des meubles, des objets et des manuscrits et d’exhumer le cadavre de celle qu’il avait adulée et – on en avait désormais la preuve en étudiant ses écrits – assassinée. On finit par trouver le caveau au centre du labyrinthe. Le cercueil fut ouvert : il ne contenait rien. L’inventaire commença, mais ne put s’achever car, trois jours après le début de l’opération, un incendie ravagea l’immense bâtisse. Biographes et analystes littéraires s’accordent pour douter de l’existence de l’être idéal qu’il célèbre pourtant dans de nombreux textes, soulignant sa beauté, son intelligence, sa sensualité et son… évanescence.
Jean-Jacques Brouard
***
Le survenant
Illustration : Sismographie de Maho
L’esprit remonté comme une horloge cosmique aux aguets dans la savane des livres, il brandissait les grimoires et convoquait toute l’écriture de la terre contre, contre la norme, contre les numéros, contre l’hérésie mathématique, contre les sens dévoyés, détournés, édulcorés des singes abrutis déguisés en penseurs, mimant une création à l’usage des volatiles dociles du vingt-et-unième siècle…
Il fit irruption dans le sanctuaire du Haut Savoir avec des idées toutes défaites, des martingales subversives, des pensées impures, des thèses explosives. Cela effraya les bonimenteurs de la science commune, les maîtres à dépenser des fonds publics sur la recherche de ce qui était déjà trouvé, les technodécideurs, les désinformateurs, les suppôts de l’idéologie majoritaire et les perroquets.
On commença à dire de lui que c’était un poète aux dimensions floues : on le situait mal dans la géographie sémantique du temps. Il se définissait à coups de métaphores indéchiffrables, de figures masquées, de métaplasmes inouïs, ce qui angoissait à l’extrême les littérateurs, les banalystes de la doxa et autres sémiotichiens…
C’est qu’il mettait des mots partout, l’outrancier, et dans un ordre différent : on s’interrogeait sur la finalité de ses textes, mais nul – affirmait les censeurs du Texte dans le fameux Bulletin du Sens Commun – ne croyait à la pérennité de ses œuvres. Lui-même, d’ailleurs, se présentait comme un prophète fou du sens inconçu, un néo-Rimbaud, un pseudo-Mallarmé, un métadémiurge… « un amuseur public »…
Dédaignant les médisances et les ragots des contempteurs du Verbe, il vomissait le blabla des théoriciens, le caquetage des critiques et le mugissement complaisant des vendeurs de parchemins palimpsestueux…
Animé d’une volonté titanesque, il projetait de brûler les créatures imaginaires de ses prédécesseurs dans un bûcher d’images flamboyantes et de vent cruel. Ce projet démentiel semait le désarroi dans les esprits conformistes de l’acrognose qui craignait le délitement de leur corps constitué par effritement des concepts énoncés dans le Livre des Normes.
Bientôt, au mépris des règles, il se mit à écrire partout : sur les galets de plages, sur les nuages, sur les corps de femmes, sur les chameaux du désert, sur les véhicules du monde entier, sur les yeux des aveugles, sur la peau des tambours, sur les écrans d’ordinateur, sur les documents officiels après en avoir effacé le texte prosaïque…
Bientôt, dans le monde entier, on ne put faire un pas sans trouver ses cryptoglyphes symboliques…
Et quand on voulut s’emparer de lui pour l’emprisonner et l’amputer des bras, c’était trop tard : il s’était métamorphosé en signes désormais intangibles.
Un Grand Censeur du Premier Collège Académique proposa bien de bruler tous les supports de ses écrits, mais l’histoire d’un oiseau renaissant de ses cendres hantait l’esprit des sages qu’on écoutait encore dans certaines régions du globe : on laissa donc les choses en l’état. Alors les hommes commencèrent à relire le monde et à le réinventer autrement. Ce fut le début de l’ère des merveilles…
Pierre-Maxime Andranitos
De l’influence « philosophique » du cousin Gwano
Il se demanda si finalement de l’univers il y avait une réalité autre que celle qui était perçue et si l’univers existait bien en soi : le bord du buffet était peut-être plus réel que le type qui se curait les narines aux antipodes et dont il ne verrait jamais la tronche… Shakespeare et son Mercutio plus tangible que tous les cons qui s’étaient fait tuer vivants par des ennemis tout aussi cons pour des généraux incompétents et des bourgeois trop gras et qui étaient royalement enterrés profond dans l’oubli le plus perpétuel celui-là… Ça pouvait bien continuer comme ça, qu’il se disait, en pétant dans le nylon de son cale-barre néo-rétro sans que ça dérange quiconque même pas, derrière la fine cloison, la voisine toute proche qu’avait l’oreille plus fine que la cloison, et qui, donc, par le fait, devait bien la faire sourde de temps à autre, l’oreille. Et il occupait son « espace mental vacant », comme qu’ils disaient, les sociologues eux zaussi en vacances dans les parages. On occupait l’espace qu’on pouvait avec les médias qu’on avait à nous travailler le bourrichon au bourre-pif publicitaire… La modernité, ça se méritait, mais ça se payait aussi… et fallait pas rechigner : on payait le prix fort. Que de l’aliénation, on avait ! Et fallait pas broncher ! Avec joie et résignation, mes zigues ! Tac, dans le cerveau, des ondes à n’en plus finir de vibrer, même que les neurones à force, ils savaient plus à quelle idée se vouer : ça pensait dans tous les sens. Même Rimbaud il aurait plus retrouver sa mère, à condition qu’il la cherchât, mais rien n’était moins sûr : personne ne cherchait personne, plus jamais ! On vivait la grande époque du « Où que tu sois, je te trouve, ne cherche plus »… Ceusses qui voulaient pas être repérés l’étaient quand même et ils avaient beau gueuler, c’était du pareil au même… on voulait communiquer ? Alors, pour le coup, ça communiquait à fond : de quoi se plaignait-on ? On avait ce qu’on méritait : fallait avoir du toupet pour rouspéter après tant de siècles de relégation dans les trous de France et de Navarre… Maintenant qu’on appartenait au monde entier, y en avait qui ruaient dans les brancards, qui rongeaient leur frein, qui criaient au scandale, non mais des fois ! Ils allaient voir enfin : on allait leur montrer ce qu’était la modernité ou plutôt ce qu’elle permettait d’éviter. On allait les isoler dans une île déserte et dépeuplée, une sorte de caillou immonde où que rien pousserait dessus même en payant très cher. Ils seraient privés de télé, de portable, de wifi et de tous les ustensiles pour se parler à distance ou se faire des risettes sans être à portée de main… On allait les laisser mariner là quelques années; après on discuterait, enfin avec ceux qui seraient encore recta du ciboulot parce que les autres, la plupart, au revoir grand-mère ! Il suffisait de se souvenir de Bombard Alain, l’autre qui avait essayé de vivre seul dans les années soixante dans son radeau gonflable au milieu du nulle part liquide que les Grecs savaient bien être un désert inhumain puisqu’ils ont fait Ulysse y circuler dans l’angoisse pendant neuf piges… Le Bombard, une fois bombance faite avec des produits naturels péchés dans les îles, le temps s’était fait long, très long, tellement long qu’il devenait impossible à étirer : il se lovait, se tordait sur lui-même et ses anneaux flexibles devenaient bougrement dangereux pour le sujet lui-même qui avait fini par craquer lamentablement et implorer Maurice de venir le quérir en bateau à moteur et le ramener pépère vers la civilisation, la vraie, celle du frigo et de l’aspirateur, de la télé et du métro, du matelas multi-spires et des cocktails en ville avec les amis…
Mais pour en revenir à la réalité des choses, ça se compliquait parce que finalement tout ce qui avait été n’était plus, alors à quoi servait l’Histoire avec un grand H ? A rien, disait le cousin Gwano, rien qu’à emmerder les élèves des établissements secondaires, vu qu’elle était censée servir à nourrir la mémoire des hommes ; or, poursuivait-il hargneux, y a pas pire que l’homme pour oublier, Merlin le disait déjà, peu après la naissance du Christ et l’arrivée des Saxons dans son île, et il savait, le bougre ce qu’il en était, non ? Enfin, oui… poursuivez, Gwano ! Je disais donc que, en raison du fait qu’un événement n’est plus dès qu’il a eu lieu, sa relation n’est plus qu’une trace indirecte, imprécise, une représentation tout à fait abstraite qui n’a pas plus de réalité que le royaume de Bourre-Moi-La-Reine dans les Aventures de… J’oublie toujours son nom… aidez-moi ! Et puis, on a beau avoir des nouvelles qui vous tombent sous les mirettes, des problématiques de géopolitique qu’on vous bourre dans les esgourdes, rien ne prouve que tout cela existe vraiment : il faudrait pouvoir y aller pour s’assurer qu’on ne vous conte pas des sornettes, mais nul n’y va, je veux dire, nul n’y va vraiment pour voir. Du reste, t’y vas, t’arrives trop tard : les margoulins ont déjà tout fait sauter : les preuves ? détruites… Il est trop tard, vous auriez dû venir avant… ouais, mais je pouvais pas… b’alors, tant pis, revenez l’an prochain, y aura peut-être quelque chose pour vous alors, mais rien n’est sûr désormais, avec la relativité, les trous dans la couche d’ozone et la pensée unique !
Bon, en fait, le cousin Gwano, sa théorie, si je comprenais bien, c’était qu’il n’était pas con, Berkeley… Je sais pas où il avait pris connaissance des idées de l’Ecossais, parce que Gwano il était jamais allé ni au lycée ni en fac mais faut croire qu’à la légion il avait fini par apprendre à bien lire, c’est-à-dire entre les lignes, parce qu’il s’était mis à dégoiser avec surprise, à relier des choses entre elles auxquelles on pensait pas, à être comme qui dirait philosophe… Et Gwano, à force, l’idéalisme de Berkeley, il y croyait dur comme cire, donc pas plus que ça, mollement, mais bon, pouvait-on être certain même de l’existence de Berkeley ? Gwano en conclut un beau matin que seule sa pensée propre avait quelque réalité au moment où il l’exprimait; après, c’était même plus la peine, autant abandonner carrément… Il appelait ça « la relativité molle des tendances invérifiables »… Pas une sommité, Gwano, c’est sûr, mais un cerveau, un autodidacte à sa manière, un penseur actif… Pourtant, ses spéculations outrancières à longueur de soirée, ça pouvait plus durer : quand on a un emploi, il faut savoir se coucher la nuit pour faire semblant d’être éveillé le lendemain… Quand tu fais plus même semblant, c’est là que les ennuis commencent : t’es plus crédible parce que tu as montré ton indifférence… Le pire, c’est ça, laisser voir que t’en as rien à semer de toutes leurs manigances et autres illusions, que tu faisais semblant, mais que rien à secouer, vraiment, à part les liquidités, sonnantes et dépensantes pour échapper à la fringale. Le turbin des flingués, très peu pour toi, et ça, les exploiteurs, ils te le pardonneront pas ! Dès lors, t’es qu’un traître, point ! Alors, Gwano, dès qu’ils lui ont mis le collimateur sur le pif, il a pas résisté longtemps malgré l’entraînement… Trois mois plus tard, il a sauté par la fenêtre avec un long cache-nez de nylon autour du coup et a éjaculé sans vrai désir cinq mètres plus bas : la pendaison, papa, ça ne se commande pas… Gwano refroidi, la conversation philosophique, dans la famille, ça devenait difficile, comme qui dirait impossible… Alors je me suis replié sur moi-même et ça a fait des plis justement : je suis arrivé à faire des rapprochements inattendus, sans Gwano, par simple pliure… Après, je suis devenu autre, comme le « je » de Rimbaud ; j’ai failli et mes amis, que sont-ils devenus ? Ils ont filé… Ils étaient mal enracinés, l’amour est morte, mortuzesse …
Longtemps, je me suis escrimé à penser tard dans la nuit jusqu’au jour où j’ai trouvé dans les archives du cousin Gwano tout un dossier sur Sidar Grabechien qui avait été, si j’en crois les échanges épistolaires, un copain à lui. En fait, je me rends compte en explorant les documents, que le cousin Gwano n’est pas étranger à la formule-miracle de son cher Sidar. Il serait même franchement la cause première de sa réussite. Je n’entrerai pas dans le détail de l’histoire, mais Gwano, persuadé que la maladie est une vue de l’esprit et une réaction psychosomatique, il pensait qu’en trouvant une sorte de nectar ad hoc que l’on proposerait à boire aux malades, la santé leur reviendrait définitivement. Ce n’était qu’une hypothèse, une lubie comme ça, mais le Sidar, lui, qui avait la tête sur les épaules et l’esprit mal tourné, s’est dit qu’il allait la produire, lui, la potion miracle. L’ironie, dans tout ça, c’est que la mixture de Grabechien, elle a été bricolée au départ par Gwano, mon cousin. Grabechien lui a fait faire des recherches sommaires, puis il a noté la formule, et bonsoir, dans le coffre-fort. Il a laissé reposer, en prétendant que, bof, c’était pas intéressant dans l’immédiat. Si bien que Gwano a dû retourner au charbon dans son entreprise de foldingues où il a succombé au burnoute. Quand il a claqué, Gwano, Sidar s’est bien gardé de révéler quoi que ce soit au grand public. Il a ressorti la formule du coffre, a lancé la fabrication, a payé des proches pour qu’ils crient au miracle. Les médias sont arrivés avec tout leur attirail de com. Très vite, Sidar Grabechien et sa panacée, on les a promus à coups de spots, de spams, de twits, de buzz, sans trop savoir comment il l’avait préparé, son sirop, ni quels en étaient la composition et les effets secondaires, à sa mixture. C’était pas cher et c’était bon, un point, c’est tout. On a beau se dire qu’il fallait quand même être ouf pour ingurgiter une concoction sans en connaître les ingrédients, le fait est là. Faut dire que la médecine entérinait en fanfare. De nombreux toubibs avaient décidé, pour des raisons qui les regardaient eux bien tous seuls, de ne pas être trop curieux : Grabechien, c’est tout vu, avait dû leur verser des pots-de-vin, une avance sur bénéfice ou alors un gros pourcentage. Ces médicastres, pour sûr, s’en bourraient plein les fouilles, des zeuros, qu’ils allaient ensuite dépenser plus loin, dans un au-delà des frontières qui les mettait hors de portée des antennes de la fiscale et de la financière. A force, Grabechien non plus, il était pas à plaindre. Depuis le temps qu’il fourguait aux honnêtes gens ses médecines à six sous sans que personne vienne fourrer son nez dans ses affaires, il en avait placé de côté, des biffetons, en Suisse, à Jersey et aux îles Caïman : c’était presque un zinzin à lui tout seul. Dans le houzehou, il faisait partie des nouveaux riches, une des plus grosses fortunes de France et même d’Europe que ça disait de lui. Quand on avait l’honneur d’être invité au château de la Motte-Moissard, on comprenait bien que sa petite – sa paulette, sa mijaurée, sa poupée dégonflée – n’avait rien à craindre pour ses vieux jours : elle allait survivre au prochain krach boursier, c’était certain. Llyods aurait fait payer très cher au pèlerin qu’aurait voulu parier des zeuzeus sur l’éventualité de la faillite de Sidar Grabechien : notre homme était donné survivant à tous les coups car Sidar était de ceux qui diversifiait ses placements à outrance, un truc imparable, en béton… Et tout cela, grâce au cousin Gwano : l’idéalisme a des avantages… pour les matérialistes !
Et pourtant, la pandémie de 2030 et la dépression qui en a découlé ont eu raison de Sidar Grabechien et de sa fortune. Blaise Pascal avait raison : même les grands peuvent succomber aux agressions de l’infiniment petit.
Franck Kappa
Une nuit à l’auberge
(Un conte de par-là-bas)
Le père Gadoche se dépêcha de remplir au stylo-bic la carte-réponse de renouvellement de l’abonnement au magazine de gastronomie Saucisses & Boudins de pays. Son épouse le regardait d’un air entendu : oui, il devenait urgent de la renvoyer s’il ne voulait pas manquer le numéro de Mars consacré à la tête de veau… il aurait d’ailleurs dû le faire avant, il négligeait tout.
« Tu temporises » lança-t-elle, c’est pénible.
Il cocha les cases en toute hâte et parapha d’un geste vif. Il s’empressa de glisser la feuille bleue dans une enveloppe accompagnée du chèque tiré sur la Banque Electronique Virtuelle d’Utopie. Il était pressé : c’est qu’il avait rendez-vous avec les copains du Café des Platanes pour une partie exceptionnelle de matecharque sur la terre battue de la Place de la Libération, là où on lapidait les outranciers et les déviants. La mère Gadoche retourna dans la grande salle du manoir où elle faisait son tissage en surveillant du coin de l’œil la cuisson de son ragoût de bœuf sauce Gadoche, une production maison que tous les voisins lui enviaient : elle en exportait vers les régions voisines et le potentat du démodrome lui en commandait régulièrement. Ces ventes procuraient un revenu d’appoint non négligeable. Mais la succulence du mets n’était pas suffisante pour dissuader le père Gadoche de sortir retrouver ses copains : ils feraient leur partie et, bien qu’il fût obligé de promettre à sa dulcinée qu’il reviendrait partager le ragoût avec elle, il finirait par accepter de rester dîner à l’Auberge des Six Coquins de Bradule, dont le chef unijambiste, mais pas manchot servait une superbe blanquette de varbeau, accompagnée d’un Côtes-du-Chtarf particulièrement gouleyant. Le bonhomme en salivait d’avance.
Pour s’esquiver discrètement – car sa mégère de moitié n’aimait pas qu’il sortît le soir pour aller s’aviner –, il eut soin de ne pas mettre les chaussures neuves qu’il avait achetées à ChaussaModik la semaine précédente car, bien qu’il ne s’en soit pas rendu compte dans le brouhaha du magasin, le cuir en grinçait bruyamment, surtout sur les planchers de châtaigner. Cela lui déplaisait fort, mais comme il avait tardé à s’en apercevoir et qu’il avait marché sous la pluie, elles n’étaient plus remboursables, il pestait. Aussi avait-il dû se résoudre à les garder même si elles n’étaient guère appropriées pour filer à l’anglaise ou rentrer au petit matin : alors, il continuait prudemment à mettre ses mocassins d’aventure. Silencieuses à souhait, elles lui allaient aux pieds et il les affectionnait particulièrement, même si elles prenaient l’eau quand il pleuvait beaucoup.
Lorsque Gadoche arriva sur la place en chevauchant son votard, ses compères l’attendaient de pied ferme en suçotant le trobisse. Il ne se fit pas prier pour extraire du fond du sac qu’il portait en bandoulière les deux masses de charde avec lesquelles il avait coutume de faire des miracles en les assénant à la généreuse sur le crâne du filiou sauvage pour l’écerveler net. Les compères se tassèrent derrière lui, s’appuyant tous sur sa nageoire dorsale. On avait confiance en lui : il était le doyen de l’équipe et le meilleur frappeur, mais –Hélas ! – il avait dû se lever du pied gauche car il rata son coup et le filiou, fier d’en avoir réchappé pour cette fois, alla se réfugier dans un coin du carreau en trépidant du muflard.
On fit entrer les auxiliaires de charge, des ambifieux très remontés dont les dards brillaient au soleil couchant. Il lui suffisait de les toucher avec le marteau-éclair. Mais – là encore -, dès les premiers coups, il pressentit que tout irait de travers. Les marteaux lui glissaient des membres et la masse lui semblait perdre de son élasticité et de son poids… Il eut beau solliciter l’aide de Fenglard le soutainboule, rien n’y fit. Ils perdirent toutes les parties. Et passé deux heures, le filiou, quoique salement amoché, était toujours vivant. Vers trois heures de l’après-midi, Gadoche, dépité et exténué, décida, pour se fortifier, d’avaler un quart de mitrafe et une boule de schnure. Or le mitrafe était fade et le schnure filandreux : rien n’allait bien. Un quart d’heure plus tard, cependant, il réussit à saquer le filiou au niveau du trou-de-vie : c’en était fini de lui, il se vidait de sa gadaille. La partie était perdue, mais l’honneur était sauf. On se retira aussitôt dans l’arrière-salle de l’auberge où, pour exorciser toute mélancolie, la vinaille se mit à couler à flots dans les effluves de glutaude. Ça rigola sévère pendant un peu de temps. Gadoche profita bien et il eut raison parce que cela ne dura qu’un temps. Au moment même où Sotarin Vidragneux, le cuisinier en chef apportait la marmite de blanquette de varbeau, Adonia Gadoche faisait irruption dans la grande salle du café pour protester publiquement contre le mépris que son mari affichait pour son ragoût de bœuf, puisqu’il préférait venir se bâfrer avec ses compagnons de jeu à ladite auberge.
Il songea en un éclair que ce jour maudit était à marquer d’une pierre noire. Mais plusieurs amis de soirée s’étaient approchés de la mamite à Gadoche et lui palpaient le soutiroir pour l’amadouer et l’adoucir, ce qu’ils réussirent à faire sans trop d’efforts : ils savaient y faire, les gueusards ! Elle arrêta de hucher aigu et finit par s’affaisser sur une mollefesse qui passait par là. On lui tendit un morciau de fetule qu’elle avala sans broncher, après quoi elle eut soif et engloutit plusieurs mesures de houachemine bleue, un peu amère, certes, mais enivrante à loisir. Elle en revoulut, elle en rebut. Puis, on la fit glisser dans un habitacle de burnouille où elle s’envapora toute dressée de fantasmes et de transe. Les fêtards purent ainsi continuer leurs libations jusqu’à une heure avancée de la nuit. La blanquette fut engloutie et tous les fûts de chaquenaille et de finette furent vidés. L’auberge fit recette cette nuit-là. Heureusement les taxeurs du potentat étaient à l’autre bout du démodrome à soutirer des noufiots aux pauvres gratteurs de plaffe qui labouraient le glacis. Pour l’heure, on allait se plaire à outrance. Le patron était un gaillard de confiance qui savait amuser son monde : il avait fait venir des clonques d’alentours, des nouzelles toutes bouffies et odorantes à un point ravissant. Ces miraculeuses caressantes firent les délices des braquants fort branchus qui s’enblavèrent ardemment dans les chouilles grasses et chaudes et se laissèrent dibuler sans protester jusqu’à l’aube. Tout aurait bien fini qui avait bien commencé, si le maître des bestiaux n’avait pas cru bon d’aller vérifier l’état des faucrus encagés. Bien sidéré par des doses abusives de flatouille, il n’avait plus la lucidité requise pour sa fonction : aussi oublia-t-il de refermer le cadenas de la grande grille des cellules. Aux premières lueurs de l’aube, les ambifieux, tout reposés de leur nuit, se glissèrent par la grille entrouverte et se ruèrent sauvagement dans la salle. Ils n’eurent aucun mal à paralyser les occupants à coups de dard et les cisaillèrent ensuite à coups de pinces avant de les dévorer. Les enfangeux qui avaient tant festoyé étaient, non seulement dépourvus de leurs armes et de leurs outils de défoutrage, mais ahuris par l’excès de tout, dans un état de vulnérabilité infantile. Le massacre fut total et les bêtes s’égayèrent dans les bois environnants : on ne les retrouva jamais…
Chroniques de l’Ailleurbas, Jean-Prote Gaverdin, Paris, 2017
Retour en arrière
Ce que je vis d’abord en arrivant sur la nouvelle planète me stupéfia. Je fus témoin du mauvais usage de la science. J’assistai à un gigantesque chantier.
C’était comme si le vril opérait devant moi. Des foutriquets insensés soulevaient d’énormes blocs de pierre, défonçaient la croûte terrestre et brûlaient des forêts. J’exprimai mon indignation. On me dit que tous les conseillers étaient d’accord sur ce point : il était temps de faire quelque chose. Mais nous verrions après les cérémonies.
C’était, en effet, la fête du Renouveau qui devait durer jusqu’à la pleine lune.
Cette nuit-là, dans la pénombre sépia des tombeaux ouverts de la nécropole enfouie sous la neige, des grenouilles – seuls substituts à nos reptiles qui ne supportaient pas les voyages interstellaires – jaillissaient des sources d’eau chaude, à moitié cuites, mais vivantes encore, coassant misérablement sous le couteau des sorciers enivrés. On se repaissait de leurs organes, comme l’exige la tradition sacrée. Après les libations et les autres sacrifices, un grand silence se fit dans la montagne. Le Jeu de la Mort allait commencer sous le regard sévère des Juges Ultimes. Trois cents guerriers créés par les sorciers à partir du limon originel extrait de dessous le glacier attendaient le signal de l’assaut : ils allaient déferler sur la plaine, ils avaient faim de chair humaine. Certes, ce divertissement pouvait être considéré comme une pratique cruelle. A vrai dire, je ne savais plus ce qu’il fallait penser de cet état de choses. Ces créatures ne nous étaient pas tout à fait étrangères, mais l’état dans lequel leur monde nous avait été légué par le hasard ne m’inspirait aucune confiance, plutôt du dégoût. Certes, les théories, les valeurs et la philosophie de cette race pouvaient séduire, mais la réalité de son monde était terriblement décevante.
En effet, évoluant parmi ces gens, je ne voyais autour de moi que des animaux qui se voulaient raisonnables, mais restaient subjugués par des pulsions bestiales auxquelles ils laissaient libre cours dès qu’ils en avaient l’occasion, sans qu’il fût même besoin de les provoquer.
Avant d’entériner la procédure de reconditionnement mental pour l’ensemble du cheptel, je décidai de renoncer un temps aux attraits de la sensualité et aux plaisirs de la fête. Je me retirai quelques nuits dans une grotte isolée des hautes montagnes où je m’abandonnais au savoir redoutable des vestales transcendantales. En compagnie de ces implacables infuseuses de sens, j’atteignis, croyez-moi, le plus haut degré de la lucidité et de la clairvoyance. Mon ascèse dura vingt et un jours.
Pendant ce temps, quelques millions d’indigènes soucieux de leur planète s’échinaient à tenter d’enrayer la destruction du monde par la frénésie industrielle de leurs gouvernants, mais les décideurs, les producteurs et les seigneurs de l’entreprise n’étaient mus que par l’appât du gain. Et la guerre qu’ils livraient était sans merci.
A mon retour à la base, je rejoignis le Conseil. Il fut rapidement décidé de faire disparaître d’abord les potentats et les fauteurs de pollution. Les neutraliseurs effectuèrent prestement les tâches pour lesquelles ils avaient été conçus. Peu à peu, l’économie mondiale sombra. La pénurie s’installa, la famine fit rage. On épargna les populations qui avaient fait l’effort de lutter pour la sauvegarde de la nature en les déplaçant vers des terres que nous avions maintenues fertiles. Les trois-quarts des humains disparurent de la surface du globe. Le reste, mentalement reconditionné, dut repartir à zéro car la technologie humaine avait été jugée pernicieuse par les Grands Sages. L’esprit humain fut donc définitivement réglé sur le mode primitif des origines de l’espèce. Tel fut la condition sine qua non pour sauver la planète d’une totale destruction et redonner aux espèces animales et végétales une place honorable dans l’évolution générale des mondes.
Extrait de Mémoires d’un régulateur de mondes de Hygtrop Molhy’dxer – 2125, Galaxie XVF56
La quête d’un sens
Le long du littoral inhospitalier, quelques villas trapues encastrées dans des tumuli s’égrènent entre les bosquets de pins et les buissons de genêts ou d’ajoncs. On est frappé par le découpage compliqué de la côte rocheuse avec ses pointes et ses criques. Au bout des longs caps qui s’avancent dans la mer, soumis à la puissance destructrice des vents dominants, toute présence humaine cesse. Le sentier longe d’abord l’estran à deux mètres en moyenne au-dessus du niveau de la mer la plus haute, se perdant parfois dans la végétation touffue, mais la plupart du temps il surplombe les dentelles noires des récifs ou les bandes pâles de sable entassées au fond des baies courtes et courbes… Puis, se rétrécissant, il s’élève peu à peu à flanc de falaise jusqu’à une altitude de deux cents mètres. La plupart des gens ne vont pas jusqu’au sommet, à cause du vertige.
En bas, c’est une promenade pour les amateurs qui se contentent de flâner le long du rivage. Le sentier du haut, au contraire, est le domaine des randonneurs expérimentés.
Ce soir-là, un homme avance d’un pas régulier et vif, dans un noble élan. On sent chez lui une volonté d’arriver quelque part en un temps donné et peut-être d’en revenir, mais cela reste un mystère, sauf pour l’auteur, je veux dire l’auteur de ses jours… son… créateur. Enfin, la finalité du récit que vous êtes en train de lire n’est pas de savoir si un dieu existe, mais de suivre un promeneur dynamique dans l’exercice de son activité en milieu hostile. Le choix de cet individu en particulier n’est pas aléatoire, mais stochastique : cet individu est lié à ma propre existence en tant qu’auteur et narrateur. Cet arpenteur de côte atlantique est le « je » qui est un autre…
A ce stade de la narration, je crois pouvoir recommencer le projet d’une autre manière en changeant le statut du narrateur…
Ignorant maintenant tout de ma propre expérience, j’imagine un homme qui m’est totalement inconnu et qui part de chez lui vers trois heures de l’après-mid sans rien dire à personne. Dans son coffre de voiture, nul ne sait ce qu’il a mis avant de partir car l’automobile était parquée dans le garage et le niveau de surveillance du quartier où réside ce personnage ne permet pas de savoir ce que font la plupart des gens à l’intérieur de leur logement, même si les caméras quadrillent toutes les rues de la mégalopole. Mais je m’éloigne de mon histoire, enfin celle que je vais raconter…
Pendant que je tenais des propos sur la politique de surveillance des milieux urbains occidentaux, mon randonneur est déjà arrivé sur les lieux de ses exploits ; car c’est un randonneur, on le voit bien maintenant qu’il a enfilé ses godillots rouges et jaunes en toile synthétique d’une marque célèbre bien connue, qu’il a endossé un sac à bandoulières et qu’il s’est emparé d’un bâtonnet de marche escamotable. Son crâne presque chauve au sinciput est coiffé d’un chapeau mou en toile de couleur crème qui ressemble à un borsalino à bords rabattus. Il ressemble à un héros de BD ou bien à Indiana Jones, le héros des films d’aventure yankees. S’il se l’entendait dire, il n’aimerait pas cette comparaison, lui qui prétend être original jusqu’au bout des doigts, qui se targue d’un anticonformisme hérité d’une sorte d’aristocratie de l’esprit qui l’affilie aux grands écrivains de ce monde avec lesquels il entretient des relations régulières par le biais des œuvres qu’ils ont produites.
Il avance en suivant le sentier que nous avons décrit plus haut sans savoir que ses pas sont comptés, comptés par un regard qui le surveille de près grâce à un drone financé par la NSA car le quidam est un agent d’une puissance étrangère dont la mission est de faire exploser, quelques jours plus tard, un grand centre politique dans une capitale européenne. Le regard qui l’espionne est celui d’une jeune diplômée de l’école de cryptographie de l’Ouest (Western School of Cryptography) qui opère d’un bunker situé à Los Angeles, non loin des studios Universal… Or, malgré l’austère rigueur des exigences de cet enseignement et l’extrême difficulté de l’examen d’embauche, la jeune femme n’est pas sans faiblesse et, en l’occurrence, elle ne peut rester longtemps objective. La raison en est l’apparence du type observé qui est singulière, pour elle en tout cas… L’erreur des services secrets mondiaux est de penser que même les hommes ou les femmes peuvent appliquer des modèles parfaits qu’ils ont créés. Or, l’homme/la femme ne peut rien créer de parfait et même quand certains hommes / certaines femmes parviennent à engendrer des systèmes présentés comme rigoureusement inattaquables, les exécutants introduisent dans le système leur subjectivité et enrayent le processus qui n’a, alors, plus rien de scientifique, plus rien de fiable… Pour en revenir à la jeune cryptoanalyste, elle est d’abord sensible au charme du quinquagénaire endurci qui a chaussé les godillots rouges et jaunes pour arpenter les pentes des contreforts de la chaîne côtière. Puis, le hasard fait passer dans l’objectif de la caméra embarquée un jeune homme au menton carré, d’allure athlétique, qui court à demi-nu le long du sentier, révélant ainsi sa musculature remarquable et la couleur ambrée d’une peau assez velue pour qu’on veuille la toucher un peu pour éprouver une sensation agréable. Sans trop lutter, l’agent de la NSA dirige le drone vers le bel apollon littoral, oubliant l’espion international chargé d’attentat, espion qui profite de cette distraction de l’ennemi pour prendre la poudre d’ecampette et disparaître incognito dans les fourrés de la lande, très touffus à cet endroit. Quand le beau type torse nu disparaît lui aussi dans l’entrée d’un hôtel trois étoiles avec vue sur mer, la belle observatrice ne sait plus où donner du drone : le vieux randonneur reste introuvable.
Si c’était moi, je dirai que j’ai eu de la chance et du nez. Le drone, je l’avais repéré dès son envol, à cause du léger bourdonnement et de l’éclat du soleil sur la lentille du viseur. Le croisement du quidam attirant a été une aubaine. J’ai pu retourner par des chemins détournés jusqu’à mon chez-moi transitoire où, dans la pénombre de ma chambre, je me suis grimé, maquillé, changé, tondu, épilé, transformé. J’ai rajeuni de dix ans, changé d’apparence et de sexe : nul ne peut me reconnaître, même s’il m’a déjà connu. D’à peine reconnaissable, je suis devenu méconnaissable. Et me voilà bientôt dans le train en direction de l’Est-Centre. J’ai loué un caisson d’isolement, en raison de l’atmosphère impure de cette saison post-pandémique. C’est par un hublot ellipsoïdal que je peux admirer les paysages de la province orientale avant de passer la pseudo-frontière qui me fera déboucher dans les vignes du Böse-Schwitzenberg et une bouteille de vendanges tardives dans la pension de montagne où j’ai loué une chambre qui donne directement sur les cimes du Grünenberg.
Mais, à peine ai-je ingéré deux verres de cet excellent vin blanc que le sommeil me gagne.
A mon réveil, je me retrouve à mon point de départ. Le plus étrange est que je suis allongé, dans l’ombre des rideaux tirés, tout habillé sur mon lit, chaussures de randonnée aux pieds. Je tiens toujours mon bâton de marche à la main. Qu’est-il advenu de mon déguisement de femme d’affaires ? Très irrité, je jette le bâton au fond de la chambre et je me rue vers la fenêtre. En passant devant le miroir de l’armoire, je constate que je suis ficelé dans des culottes de peau à lanières, dans la pure tradition locale de ces montagnes gothiques. J’écarte les rideaux, j’ouvre la fenêtre… Ce n’est pas la mer du Nord que je vois, mais le lac de Flabensee dans les eaux duquel se mirent les sommets du Grünenberg. Ouf ! J’ai donc bien fait le voyage… mais cela ne me rassure guère car, dès lors, cela signifie que des gens m’ont suivi, repéré, drogué, dégrimé… Ma présence dans la bourgade teutone n’a donc plus rien de clandestin. Et je le vérifie aussitôt en apercevant un drone au-dessus du clocher de l’église ! Je n’ai pas d’autre choix que de faire appel à des renforts. Pour ce faire, j’utilise le canal habituel : la télépathie. Aléatoire, certes, mais redoutablement efficace quand cela fonctionne.
Il ne me reste plus qu’à attendre.
Je tue le temps en lisant un roman de Frédric Brown qui était sur l’étagère de la chambre et dont le titre est Paradoxe perdu.
Quatre heures plus tard, on frappe. C’est un des auxiliaires du service qui m’apporte un brouilleur intégral : après les mises au point d’usage, je m’efface et me transborde.
Je me matérialise à M. sur le quai de l’aérogare. Je vais chercher la valise à la consigne. Je prends un taxi jusqu’au Palais des Congrès Mondiaux. J’y dépose la valise et je m’éloigne. Un quart d’heure plus tard, tout vole en éclats : un vacarme épouvantable et une onde de choc qui dérègle mon brouilleur. Je suis disséminé : il va en falloir du temps pour me recomposer correctement…
On ne saura jamais assez gloser sur les pouvoirs de l’imagination. Le quinquagénaire marcheur qui gravissait le flanc de la montagne côtière a désormais atteint le sommet. De là, il peut apercevoir tout en bas au niveau de la mer le petit hôtel perché sur le promontoire dans lequel il est descendu. Par contre, il a beau fouiller le ciel : point de drone. Comme il cherche dans sa poche de gilet les jumelles de marche, il se rend compte qu’il est vêtu d’une robe de taffetas bleue. Certes, il a bien des rangers aux pieds, mais il est habillé en femme par-dessus une culotte de peau qui le fait horriblement transpirer… Il finit par trouver les jumelles au fond d’un sac à main à dos qu’il portait sur le ventre… A l’horizon – est-ce possible ? – la ligne de crête évanescente du Grünenberg derrière laquelle s’élève lentement un gigantesque panache de fumée noire.
La montée d’une certaine angoisse le force à s’asseoir sur un rocher sphérique. Il a le gosier sec et, au moment où il saisit sa gourde, un jeune homme au menton carré athlétique surgit au détour du sentier au pas de course et passe devant lui à bonne allure. Il est suivi à quelque distance par une jeune femme blonde au buste consistant sous un T-Shirt où l’on peut lire « WSC ». Elle semble étonnée de le voir là, s’arrête net, dégaine son silencieux et l’abat comme un chien…
Je me suis assoupi sur ce rocher. La fatigue de l’ascension, sans doute… Il fait presque nuit. Terrible douleur dans la poitrine, comme si l’on m’avait transpercé la cage thoracique. Ai-je rêvé ? Peut-être…mais j’ai toujours cette robe sur moi. La culotte de peau, non… Dans le crépuscule, j’aperçois en bas la superficie cruciforme du Flabensee et les lumières jaunâtres du village de Plfön. J’en déduis que je suis sur l’un des contreforts du Grünenberg. Je ne sais plus où je suis, où j’en suis.
Je me hâte de rejoindre la pension Höderer. J’ai la chance d’atteindre ma chambre sans croiser personne. Je me change prestement et je descends prendre un verre au bar. Je m’enquiers des nouvelles du jour : aucune catastrophe, aucun attentat, mais – me dit le barman – « …une jeune Américaine a été retrouvée morte au bord du lac,… tuée d’une balle en plein front,… un meurtre de sang-froid, d’après la police… » « C’est rare par ici » ajoute un client.
Où va-t-on ?[1]
Où allons-nous ?[2]
Où cela va-t-il ? [3]
[1] Le personnage et le narrateur
[2] L’auteur
[3] L’éditeur