La fuite dans les idées

   Dans la lumière noire du songe nocturne, plongé dans les grands méandres bleus et jaunes du fleuve de l’aventure, il s’adonnait à des fantasmes outranciers sans jamais se soucier du qu’en-pensera-t-on.

   Grand ami de son chat, un fin matou aussi noir que la suie des cheminées du diable, luisant comme l’anthracite, furtif comme la pluie traversière des grandes îles de l’ouest, il côtoyait les félins du rêve dans leurs escapades ténébreuses.

   Bercé par les ondulations caressantes de la Suite n°1 pour violoncelle de Bach, il trouvait les sources d’une inspiration profonde dans les failles du  tréfonds de son inconscient. Les pages qui s’ensuivaient se déroulaient comme les parchemins d’un texte sacré que des lecteurs intronisés venaient déchiffrer au crépuscule sur le lutrin de jaspe d’un promontoire antique qui dominait une plaine inondée. L’entrée du labyrinthe n’était pas gratuite : les avares n’en sortaient jamais.

   Son égérie, une jeune fille nubile aux longs cheveux noirs, allait et venait dans un jardin aux arbres si vénérables que leurs racines patinées par les sandales des fidèles plongeaient en torsades compliquées dans les chairs d’une poésie chtonienne, ancestrale et lustrale.

   Beaucoup veillaient tard. Les souffles de la nuit parvenaient à travers une brume de textes flottant dans l’air du temps… Des yeux séduisants volaient dans un ciel mauve qu’illuminaient parfois les queues en spirale des galaxies les plus proches. Les étoiles composaient des signes mystérieux…

   Il était le Grand Maître du sens occulte. Son rempart était la solitude. Le contexte social et politique l’importunait :  il préférait s’isoler dans la quête d’un Graal intérieur, retiré du monde futile, refusant les sortilèges de l’apparence et les faux-semblants de la modernité… Peu à peu, détaché des choses de ce monde, enfermé dans ce manoir qui était un palais, il en arriva à éprouver de l’amour pour l’abstraction pure.

   Le temps fut celui d’une longue ascèse. Enfin, un jour, il rencontra un être qui était cette abstraction, l’incarnation d’une beauté idéale et il éprouva pour elle un amour platonique, voire platonicien. Après cette rencontre, que pouvait-il y avoir d’autre ? Elle était l’alpha et l’oméga. Il vécut auprès d’elle des moments indicibles, des instants éternels, des secondes extatiques.

   Au fil des mois et des années, le plaisir de partager sa vie avec elle céda à la crainte de la perdre. Il se mit à souffrir de ne plus pouvoir se concentrer sur le présent. Aspiré par un futur funeste, il sombrait dans une tristesse exténuante. Seule la perspective d’un éternel retour pouvait le sauver du désespoir. Elle allait mourir un jour et dès lors ils allaient revivre leur voluptueuse union. Mais l’attente de la tragédie prévisible sans qu’il pût savoir quand elle se produirait devint insupportable. Il fallait donc la faire mourir sans tarder pour mettre fin au martyre. Un soir d’orage, il la tua d’un coup de poignard et l’ensevelit dans le caveau du domaine. Comme il revenait vers le bâtiment central du château, la foudre s’abattit sur lui et il s’embrasa dans la tourmente. Les vents dispersèrent ses cendres et il disparut du monde.

   Quelques années plus tard, la fondation chargée de la gestion de son œuvre obtint des autorités la permission de faire l’inventaire des meubles, des objets et des manuscrits et d’exhumer le cadavre de celle qu’il avait adulée et – on en avait désormais la preuve en étudiant ses écrits – assassinée. On finit par trouver le caveau au centre du labyrinthe. Le cercueil fut ouvert : il ne contenait rien. L’inventaire commença, mais ne put s’achever car, trois jours après le début de l’opération, un incendie ravagea l’immense bâtisse. Biographes et analystes littéraires s’accordent pour douter de l’existence de l’être idéal qu’il célèbre pourtant dans de nombreux textes, soulignant sa beauté, son intelligence, sa sensualité et son… évanescence.

Jean-Jacques Brouard