Le survenant

CORPS

 Illustration : Sismographie de Maho

  L’esprit remonté comme une horloge cosmique aux aguets dans la savane des livres, il brandissait les grimoires et convoquait toute l’écriture de la terre contre, contre la norme, contre les numéros, contre l’hérésie mathématique, contre les sens dévoyés, détournés, édulcorés des singes abrutis déguisés en penseurs, mimant une création à l’usage des volatiles dociles du vingt-et-unième siècle…

   Il fit irruption dans le sanctuaire du Haut Savoir avec des idées toutes défaites, des martingales subversives, des pensées impures, des thèses explosives. Cela effraya les bonimenteurs de la science commune, les maîtres à dépenser des fonds publics sur la recherche de ce qui était déjà trouvé, les technodécideurs, les désinformateurs, les suppôts de l’idéologie majoritaire et les perroquets.

   On commença à dire de lui que c’était un poète aux dimensions floues : on le situait mal dans la géographie sémantique du temps. Il se définissait à coups de métaphores indéchiffrables, de figures masquées, de métaplasmes inouïs, ce qui angoissait à l’extrême les littérateurs, les banalystes de la doxa et autres sémiotichiens…

   C’est qu’il mettait des mots partout, l’outrancier, et dans un ordre différent : on s’interrogeait sur la finalité de ses textes, mais nul – affirmait les censeurs du Texte dans le fameux Bulletin du Sens Commun – ne croyait à  la pérennité de ses œuvres. Lui-même, d’ailleurs, se présentait comme un prophète fou du sens inconçu, un néo-Rimbaud, un pseudo-Mallarmé, un métadémiurge… « un amuseur public »…

   Dédaignant les médisances et les ragots des contempteurs du Verbe, il vomissait le blabla des théoriciens, le caquetage des critiques et le mugissement complaisant des vendeurs de parchemins palimpsestueux…

   Animé d’une volonté titanesque, il projetait de brûler les créatures imaginaires de ses prédécesseurs dans un bûcher d’images flamboyantes et de vent cruel. Ce projet démentiel semait le désarroi dans les esprits conformistes de l’acrognose qui craignait le délitement de leur corps constitué par effritement des concepts énoncés dans le Livre des Normes.

   Bientôt, au mépris des règles, il se mit à écrire partout : sur les galets de plages, sur les nuages, sur les corps de femmes, sur les chameaux du désert, sur les véhicules du monde entier, sur les yeux des aveugles, sur la peau des tambours, sur les écrans d’ordinateur, sur les documents officiels après en avoir effacé le texte prosaïque…

   Bientôt, dans le monde entier, on ne put faire un pas sans trouver ses cryptoglyphes symboliques…

   Et quand on voulut s’emparer de lui pour l’emprisonner et l’amputer des bras, c’était trop tard : il s’était métamorphosé en signes désormais intangibles.

   Un Grand Censeur du Premier Collège Académique proposa bien de bruler tous les supports de ses écrits, mais l’histoire d’un oiseau renaissant de ses cendres hantait l’esprit des sages qu’on écoutait encore dans certaines régions du globe : on laissa donc les choses en l’état. Alors les hommes commencèrent à relire le monde et à le réinventer autrement. Ce fut le début de l’ère des merveilles…

                                                                                         Pierre-Maxime Andranitos

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