La quête d’un sens

   Le long du littoral inhospitalier, quelques villas trapues encastrées dans des tumuli s’égrènent entre les bosquets de pins et les buissons de genêts ou d’ajoncs. On est frappé par le découpage compliqué de la côte rocheuse avec ses pointes et ses criques. Au bout des longs caps qui s’avancent dans la mer, soumis à la puissance destructrice des vents dominants, toute présence humaine cesse. Le sentier longe d’abord l’estran à deux mètres en moyenne au-dessus du niveau de la mer la plus haute, se perdant parfois dans la végétation touffue, mais la plupart du temps il surplombe les dentelles noires des récifs ou les bandes pâles de sable entassées au fond des baies courtes et courbes… Puis, se rétrécissant, il s’élève peu à peu à flanc de falaise jusqu’à une altitude de deux cents mètres. La plupart des gens ne vont pas jusqu’au sommet, à cause du vertige.

   En bas, c’est une promenade pour les amateurs qui se contentent de flâner le long du rivage. Le sentier du haut, au contraire, est le domaine des randonneurs expérimentés.

   Ce soir-là, un homme avance d’un pas régulier et vif, dans un noble élan. On sent chez lui une volonté d’arriver quelque part en un temps donné et peut-être d’en revenir, mais cela reste un mystère, sauf pour l’auteur, je veux dire l’auteur de ses jours… son… créateur. Enfin, la finalité du récit que vous êtes en train de lire n’est pas de savoir si un dieu existe, mais de suivre un promeneur dynamique dans l’exercice de son activité en milieu hostile. Le choix de cet individu en particulier n’est pas aléatoire, mais stochastique :  cet individu est lié à ma propre existence en tant qu’auteur et narrateur. Cet arpenteur de côte atlantique est le « je » qui est un autre…

    A ce stade de la narration, je crois pouvoir recommencer le projet d’une autre manière en changeant le statut du narrateur…

    Ignorant maintenant tout de ma propre expérience, j’imagine un homme qui m’est totalement inconnu et qui part de chez lui vers trois heures de l’après-mid sans rien dire à personne. Dans son coffre de voiture, nul ne sait ce qu’il a mis avant de partir car l’automobile était parquée dans le garage et le niveau de surveillance du quartier où réside ce personnage ne permet pas de savoir ce que font la plupart des gens à l’intérieur de leur logement, même si les caméras quadrillent toutes les rues de la mégalopole. Mais je m’éloigne de mon histoire, enfin celle que je vais raconter…

    Pendant que je tenais des propos sur la politique de surveillance des milieux urbains occidentaux, mon randonneur est déjà arrivé sur les lieux de ses exploits ;  car c’est un randonneur, on le voit bien maintenant qu’il a enfilé ses godillots rouges et jaunes en toile synthétique d’une marque célèbre bien connue, qu’il a endossé un sac à bandoulières et qu’il s’est emparé d’un bâtonnet de marche escamotable. Son crâne presque chauve au sinciput est coiffé d’un chapeau mou en toile de couleur crème qui ressemble à un borsalino à bords rabattus. Il ressemble à un héros de BD ou bien à Indiana Jones, le héros des films d’aventure yankees. S’il se l’entendait dire, il n’aimerait pas cette comparaison, lui qui prétend être original jusqu’au bout des doigts, qui se targue d’un anticonformisme hérité d’une sorte d’aristocratie de l’esprit qui l’affilie aux grands écrivains de ce monde avec lesquels il entretient des relations régulières par le biais des œuvres qu’ils ont produites.

   Il avance en suivant le sentier que nous avons décrit plus haut sans savoir que ses pas sont comptés, comptés par un regard qui le surveille de près grâce à un drone financé par la NSA car le quidam est un agent d’une puissance étrangère dont la mission est de faire exploser, quelques jours plus tard, un grand centre politique dans une capitale européenne. Le regard qui l’espionne est celui d’une jeune diplômée de l’école de cryptographie de l’Ouest  (Western School of Cryptography) qui opère d’un bunker situé à Los Angeles, non loin des studios Universal… Or, malgré l’austère rigueur des exigences de cet enseignement et l’extrême difficulté de l’examen d’embauche, la jeune femme n’est pas sans faiblesse et, en l’occurrence, elle ne peut rester longtemps objective. La raison en est l’apparence du type observé qui est singulière, pour elle en tout cas… L’erreur des services secrets mondiaux est de penser que même les hommes ou les femmes peuvent appliquer des modèles parfaits qu’ils ont créés. Or, l’homme/la femme ne peut rien créer de parfait et même quand certains hommes / certaines femmes parviennent à engendrer des systèmes présentés comme rigoureusement inattaquables, les exécutants introduisent dans le système leur subjectivité et enrayent le processus qui n’a, alors, plus rien de scientifique, plus rien de fiable… Pour en revenir à la jeune cryptoanalyste, elle est d’abord sensible au charme du quinquagénaire endurci qui a chaussé les godillots rouges et jaunes pour arpenter les pentes des contreforts de la chaîne côtière. Puis, le hasard fait passer dans l’objectif de la caméra embarquée un jeune homme au menton carré, d’allure athlétique, qui court à demi-nu le long du sentier, révélant ainsi sa musculature remarquable et la couleur ambrée d’une peau assez velue pour qu’on veuille la toucher un peu pour éprouver une sensation agréable. Sans trop lutter, l’agent de la NSA dirige le drone vers le bel apollon littoral, oubliant l’espion international chargé d’attentat, espion qui profite de cette distraction de l’ennemi pour prendre la poudre d’ecampette et disparaître incognito dans les fourrés de la lande, très touffus à cet endroit. Quand le beau type torse nu disparaît lui aussi dans l’entrée d’un hôtel trois étoiles avec vue sur mer, la belle observatrice ne sait plus où donner du drone : le vieux randonneur reste introuvable.

   Si c’était moi, je dirai que j’ai eu de la chance et du nez. Le drone, je l’avais repéré dès son envol, à cause du léger bourdonnement et de l’éclat du soleil sur la lentille du viseur. Le croisement du quidam attirant a été une aubaine. J’ai pu retourner par des chemins détournés jusqu’à mon chez-moi transitoire où, dans la pénombre de ma chambre, je me suis grimé, maquillé, changé, tondu, épilé, transformé. J’ai rajeuni de dix ans, changé d’apparence et de sexe : nul ne peut me reconnaître, même s’il m’a déjà connu. D’à peine reconnaissable, je suis devenu méconnaissable. Et me voilà bientôt dans le train en direction de l’Est-Centre. J’ai loué un caisson d’isolement, en raison de l’atmosphère impure de cette saison post-pandémique. C’est par un hublot ellipsoïdal que je peux admirer les paysages de la province orientale avant de passer la pseudo-frontière qui me fera déboucher dans les vignes du Böse-Schwitzenberg et une bouteille de vendanges tardives dans la pension de montagne où j’ai loué une chambre qui donne directement sur les cimes du Grünenberg.

   Mais, à peine ai-je ingéré deux verres de cet excellent vin blanc que le sommeil me gagne.

   A mon réveil, je me retrouve à mon point de départ. Le plus étrange est que je suis allongé, dans l’ombre des rideaux tirés, tout habillé sur mon lit, chaussures de randonnée aux pieds. Je tiens toujours mon bâton de marche à la main. Qu’est-il advenu de mon déguisement de femme d’affaires ? Très irrité, je jette le bâton au fond de la chambre et je me rue vers la fenêtre. En passant devant le miroir de l’armoire, je constate que je suis ficelé dans des culottes de peau à lanières, dans la pure tradition locale de ces montagnes gothiques. J’écarte les rideaux, j’ouvre la fenêtre… Ce n’est pas la mer du Nord que je vois, mais le lac de Flabensee dans les eaux duquel se mirent les sommets du Grünenberg. Ouf !  J’ai donc bien fait le voyage… mais cela ne me rassure guère car, dès lors, cela signifie que des gens m’ont suivi, repéré, drogué, dégrimé… Ma présence dans la bourgade teutone n’a donc plus rien de clandestin. Et je le vérifie aussitôt en apercevant un drone au-dessus du clocher de l’église ! Je n’ai pas d’autre choix que de faire appel à des renforts. Pour ce faire, j’utilise le canal habituel : la télépathie. Aléatoire, certes, mais redoutablement efficace quand cela fonctionne.

   Il ne me reste plus qu’à attendre.

   Je tue le temps en lisant un roman de Frédric Brown qui était sur l’étagère de la chambre et dont le titre est Paradoxe perdu.

   Quatre heures plus tard, on frappe. C’est un des auxiliaires du service qui m’apporte un brouilleur intégral :  après les mises au point d’usage, je m’efface et me transborde.

   Je me matérialise à M. sur le quai de l’aérogare. Je vais chercher la valise à la consigne. Je prends un taxi jusqu’au Palais des Congrès Mondiaux. J’y dépose la valise et je m’éloigne. Un quart d’heure plus tard, tout vole en éclats : un vacarme épouvantable et une onde de choc qui dérègle mon brouilleur. Je suis disséminé : il va en falloir du temps pour me recomposer correctement…

   On ne saura jamais assez gloser sur les pouvoirs de l’imagination. Le quinquagénaire marcheur qui gravissait le flanc de la montagne côtière a désormais atteint le sommet. De là, il peut apercevoir tout en bas au niveau de la mer le petit hôtel perché sur le promontoire dans lequel il est descendu. Par contre, il a beau fouiller le ciel : point de drone. Comme il cherche dans sa poche de gilet les jumelles de marche, il se rend compte qu’il est vêtu d’une robe de taffetas bleue. Certes, il a bien des rangers aux pieds, mais il est habillé en femme par-dessus une culotte de peau qui le fait horriblement transpirer… Il finit par trouver les jumelles au fond d’un sac à main à dos qu’il portait sur le ventre… A l’horizon – est-ce possible ? – la ligne de crête évanescente du Grünenberg derrière laquelle s’élève lentement un gigantesque panache de fumée noire.

   La montée d’une certaine angoisse le force à s’asseoir sur un rocher sphérique. Il a le gosier sec et, au moment où il saisit sa gourde, un jeune homme au menton carré athlétique surgit au détour du sentier au pas de course et passe devant lui à bonne allure. Il est suivi à quelque distance par une jeune femme blonde au buste consistant sous un T-Shirt où l’on peut lire « WSC ». Elle semble étonnée de le voir là, s’arrête net, dégaine son silencieux et l’abat comme un chien…

   Je me suis assoupi sur ce rocher. La fatigue de l’ascension, sans doute… Il fait presque nuit. Terrible douleur dans la poitrine, comme si l’on m’avait transpercé la cage thoracique. Ai-je rêvé ? Peut-être…mais j’ai toujours cette robe sur moi. La culotte de peau, non… Dans le crépuscule, j’aperçois en bas la superficie cruciforme du Flabensee et les lumières jaunâtres du village de Plfön. J’en déduis que je suis sur l’un des contreforts du Grünenberg. Je ne sais plus où je suis, où j’en suis.

   Je me hâte de rejoindre la pension Höderer. J’ai la chance d’atteindre ma chambre sans croiser personne. Je me change prestement et je descends prendre un verre au bar. Je m’enquiers des nouvelles du jour : aucune catastrophe, aucun attentat, mais – me dit le barman – « …une jeune Américaine a été retrouvée morte au bord du lac,… tuée d’une balle en plein front,… un meurtre de sang-froid, d’après la police… » « C’est rare par ici » ajoute un client.
Où va-t-on ?[1]
Où allons-nous ?[2]
Où cela va-t-il ? [3]

[1] Le personnage et le narrateur
[2] L’auteur
[3] L’éditeur

                                                      Paul-Mathias Constanti © Editions JJB

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