Une nuit à l’auberge (Un conte de par-là-bas)

   Le père Gadoche se dépêcha de remplir au stylo-bic la carte-réponse de renouvellement de l’abonnement au magazine de gastronomie Saucisses & Boudins de pays. Son épouse le regardait d’un air entendu : oui, il devenait urgent de la renvoyer s’il ne voulait pas manquer le numéro de Mars consacré à la tête de veau… il aurait d’ailleurs dû le faire avant, il négligeait tout.

« Tu temporises » lança-t-elle, c’est pénible.

   Il cocha les cases en toute hâte et parapha d’un geste vif. Il s’empressa de glisser la feuille bleue dans une enveloppe accompagnée du chèque tiré sur la Banque Electronique Virtuelle d’Utopie. Il était pressé : c’est qu’il avait rendez-vous avec les copains du Café des Platanes pour une partie exceptionnelle de matecharque sur la terre battue de la Place de la Libération, là où on lapidait les outranciers et les déviants.  La mère Gadoche retourna dans la grande salle du manoir où elle faisait  son tissage en surveillant du coin de l’œil la cuisson de son ragoût de bœuf sauce Gadoche, une production maison que tous les voisins lui enviaient : elle en exportait vers les régions voisines et le potentat du démodrome lui en commandait régulièrement. Ces ventes procuraient un revenu d’appoint non négligeable. Mais la succulence du mets n’était pas suffisante pour dissuader le père Gadoche de sortir retrouver ses copains : ils feraient leur partie et, bien qu’il fût obligé de promettre à sa dulcinée qu’il reviendrait partager le ragoût avec elle, il finirait par accepter de rester dîner à l’Auberge des Six Coquins de Bradule, dont le chef unijambiste, mais pas manchot servait une superbe blanquette de varbeau, accompagnée d’un Côtes-du-Chtarf particulièrement gouleyant. Le bonhomme en salivait d’avance.

   Pour s’esquiver discrètement – car sa mégère de moitié n’aimait pas qu’il sortît le soir pour aller s’aviner –, il eut soin de ne pas mettre les chaussures neuves qu’il avait achetées à ChaussaModik la semaine précédente car, bien qu’il ne s’en soit pas rendu compte dans le brouhaha du magasin, le cuir en grinçait bruyamment, surtout sur les planchers de châtaigner. Cela lui déplaisait fort, mais comme il avait tardé à s’en apercevoir et qu’il avait marché sous la pluie, elles n’étaient plus remboursables, il pestait. Aussi avait-il dû se résoudre à les garder même si elles n’étaient guère appropriées pour filer à l’anglaise ou rentrer au petit matin : alors, il continuait prudemment à mettre ses mocassins d’aventure. Silencieuses à souhait, elles lui allaient aux pieds et il les affectionnait particulièrement, même si elles prenaient l’eau quand il pleuvait beaucoup.

   Lorsque Gadoche arriva sur la place en chevauchant son votard, ses compères l’attendaient de pied ferme en suçotant le trobisse. Il ne se fit pas prier pour extraire du fond du sac qu’il portait en bandoulière les deux masses de charde avec lesquelles il avait coutume de faire des miracles en les assénant à la généreuse sur le crâne du filiou sauvage pour l’écerveler net. Les compères se tassèrent derrière lui, s’appuyant tous sur sa nageoire dorsale. On avait confiance en lui : il était le doyen de l’équipe et le meilleur frappeur, mais –Hélas ! –  il avait dû se lever du pied gauche car il rata son coup et le filiou, fier d’en avoir réchappé pour cette fois, alla se réfugier dans un coin du carreau en trépidant du muflard.

   On fit entrer les auxiliaires de charge, des ambifieux très remontés dont les dards brillaient au soleil couchant. Il lui suffisait de les toucher avec le marteau-éclair. Mais – là encore -, dès les premiers coups, il pressentit que tout irait de travers. Les marteaux lui glissaient des membres et la masse lui semblait perdre de son élasticité et de son poids… Il eut beau solliciter l’aide de Fenglard le soutainboule, rien n’y fit. Ils perdirent toutes les parties. Et passé deux heures, le filiou, quoique salement amoché, était toujours vivant. Vers trois heures de l’après-midi,  Gadoche, dépité et exténué, décida, pour se fortifier, d’avaler un quart de mitrafe et une boule de schnure. Or le mitrafe était fade et le schnure filandreux : rien n’allait bien. Un quart d’heure plus tard, cependant, il réussit à saquer le filiou au niveau du trou-de-vie : c’en était fini de lui, il se vidait de sa gadaille. La partie était perdue, mais l’honneur était sauf. On se retira aussitôt dans l’arrière-salle de l’auberge où, pour exorciser toute mélancolie, la vinaille se mit à couler à flots dans les effluves de glutaude. Ça rigola sévère pendant un peu de temps. Gadoche profita bien et il eut raison parce que cela ne dura qu’un temps. Au moment même où Sotarin Vidragneux, le cuisinier en chef apportait la marmite de blanquette de varbeau, Adonia Gadoche faisait irruption dans la grande salle du café pour protester publiquement contre le mépris que son mari affichait pour son ragoût de bœuf, puisqu’il préférait venir se bâfrer avec ses compagnons de jeu à ladite auberge.

   Il songea en un éclair que ce jour maudit était à marquer d’une pierre noire. Mais plusieurs amis de soirée s’étaient approchés de la mamite à Gadoche et lui palpaient le soutiroir pour l’amadouer et l’adoucir, ce qu’ils réussirent à faire sans trop d’efforts : ils savaient y faire, les gueusards ! Elle arrêta de hucher aigu et finit par s’affaisser sur une mollefesse qui passait par là. On lui tendit un morciau de fetule qu’elle avala sans broncher, après quoi elle eut soif et engloutit plusieurs mesures de houachemine bleue, un peu amère, certes, mais enivrante à loisir. Elle en revoulut, elle en rebut. Puis, on la fit glisser dans un habitacle de burnouille où elle s’envapora toute dressée de fantasmes et de transe. Les fêtards purent ainsi continuer leurs libations jusqu’à une heure avancée de la nuit. La blanquette fut engloutie et tous les fûts de chaquenaille et de finette furent vidés. L’auberge fit recette cette nuit-là. Heureusement les taxeurs du potentat étaient à l’autre bout du démodrome à soutirer des noufiots aux pauvres gratteurs de plaffe qui labouraient le glacis. Pour l’heure, on allait se plaire à outrance. Le patron était un gaillard de confiance qui savait amuser son monde : il avait fait venir des clonques d’alentours, des nouzelles toutes bouffies et odorantes à un point ravissant. Ces miraculeuses caressantes firent les délices des braquants fort branchus qui s’enblavèrent ardemment dans les chouilles grasses et chaudes et se laissèrent dibuler sans protester jusqu’à l’aube. Tout aurait bien fini qui avait bien commencé, si le maître des bestiaux n’avait pas cru bon d’aller vérifier l’état des faucrus encagés. Bien sidéré par des doses abusives de flatouille, il n’avait plus la lucidité requise pour sa fonction : aussi oublia-t-il de refermer le cadenas de la grande grille des cellules. Aux premières lueurs de l’aube, les ambifieux, tout reposés de leur nuit, se glissèrent par la grille entrouverte et se ruèrent sauvagement dans la salle. Ils n’eurent aucun mal à paralyser les occupants à coups de dard et les cisaillèrent ensuite à coups de pinces avant de les dévorer. Les enfangeux qui avaient tant festoyé étaient, non seulement dépourvus de leurs armes et de leurs outils de défoutrage, mais ahuris par l’excès de tout, dans un état de vulnérabilité infantile. Le massacre fut total et les bêtes s’égayèrent dans les bois environnants : on ne les retrouva jamais…

        Chroniques de l’Ailleurbas, Jean-Prote Gaverdin, Paris, 2017

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